« Les ventes commencent bien ! », se félicite Régis Valentin, le propriétaire du château de Lancyre (80 ha), à Valflaunès, dans l'Hérault. Au mois de juin, il a lancé la commercialisation de la cuvée Lancyre en liberté, qu'il a élaborée à partir des raisins achetés à la suite de l'orage de grêle qui a détruit 80 % de sa récolte en août 2016. Il en a produit 100 000 cols, l'équivalent de ce qu'il a perdu en volume. Si le nom de cette cuvée évoque celui du domaine, l'habillage, en revanche, tranche nettement avec le côté classique du reste de sa gamme. L'étiquette de couleur noire est décorée de billes rouges rappelant des grains de raisins. Sur le bas, le vigneron a écrit « vin élaboré en toute liberté par Régis Valentin, vigneron oenologue ». Sur son site Internet, il le présente dans des termes rassurants. Il explique qu'il a minutieusement sélectionné les raisins sur différents terroirs du Languedoc et qu'il les a vinifiés et assemblés lui-même. « Il est important de dire que ce vin est le fruit de notre savoir-faire, souligne-t-il. Je l'ai revendiqué en appellation Languedoc. Or, nous sommes principalement connus pour nos pic-saint-loup. » Les cavistes et les particuliers habitués jouent le jeu. D'autant que la cuvée Lancyre en liberté est au prix de 7,50 €, un tarif inférieur à ses pic-saint-loup (8,50 à 27 €).
Le 27 avril 2016, c'est le gel qui a frappé le domaine de Catherine et Michel Langlois, 17 ha en Coteaux-du-Giennois, à Pougny (Nièvre). Ce jour-là, ils ont perdu 90 % de leur récolte. Pour passer le cap, ils ont acheté des sauvignons dans l'Aude. Avec ces raisins, ils ont élaboré Les Charmes d'Ailleurs en vin de France. Un clin d'oeil à leur cuvée phare, Les Charmes, sauvignon produit en appellation Coteaux-du-Giennois. « Pour les Charmes d'Ailleurs, nous avons opté pour une étiquette à la typographie et aux codes couleurs semblables à celle des Charmes, pour ne pas perturber nos clients », explique Catherine.
Comme à Lancyre, le couple a élaboré un discours commercial - et familial - sur l'origine des raisins : Jean-Vincent, leur fils, est tombé amoureux de Mélanie dont les parents ont un domaine situé près de Carcassonne. « Les sauvignons proviennent de leur exploitation, indique Catherine Langlois. Ils ont été vinifiés par nos enfants et élevés par mon époux. C'est pour ça que nous avons rajouté Esprit de Famille à côté du nom de la cuvée. »
Les clients approuvent. « Aujourd'hui, au caveau, Les Charmes d'Ailleurs se vend autant que son aînée Les Charmes dont nous avons encore du 2014. » Les deux vins sont vendus à des prix quasi identiques : 7,10 € le premier, 7,30 € le second. « Nous leur avons apporté les mêmes soins, explique la vigneronne. Et le particulier est plus attaché au nom du domaine qu'à l'appellation. » Pour les cavistes, c'est l'inverse. Ils misent sur l'appellation autant que sur le producteur. Catherine et Michel Langlois leur réservent donc leur coteaux-du-giennois 2015.
« Sans conseil, ces cuvées produites à partir de raisins venant d'ailleurs sont plus difficiles à vendre », constate de son côté Émeline Hascoët, directrice de la cave coopérative de Montlouis qui a gelé à 75 % en 2016. L'entreprise a donc acheté dans le Languedoc 2 200 hl de chenin et de chardonnay qu'elle a vinifiés en mousseux de qualité méthode traditionnelle. « Nous avons sorti deux cuvées, Autour des Anges, pour le circuit traditionnel qui remplace notre montlouis effervescent d'entrée de gamme, et la Cuvée Blanche pour la grande distribution », détaille la responsable.
Si la première se vend bien, le résultat est plus nuancé pour la seconde. Les choses semblaient pourtant bien parties. « Les grandes surfaces nous ont commandé 18 000 cols pour leurs foires aux vins de printemps, commente Émeline Hascoët. Ce qui était inespéré ! » La cave a travaillé l'habillage mais les consommateurs n'ont pas accroché. Alors que les foires aux vins sont terminées, il reste des bouteilles en rayon. « Le fait de ne pas être en appellation Montlouis nous a desservis », estime la directrice. Vendue 5,80 €/col, la cuvée s'est retrouvée en compétition avec des mousseux moins chers. La cave va donc déployer des animations dans les points de vente pour doper son produit.
Coralie et Damien Delecheneau, du domaine de la Grange Tiphaine (15 ha), vont vendre leur cuvée Trinqu'âmes en vin de France. Ce touraine sauvignon qui constitue leur entrée de gamme. Le millésime 2016 provient de sauvignons qu'ils ont achetés par le biais de leur structure de négoce. Installés à Amboise (Indre-et-Loire), ils pensaient au départ s'approvisionner en sauvignons de Touraine, auprès de leurs voisins. Mais ceux-ci ont gelé comme eux. Les deux vignerons n'ont pu acheter que quelques raisins dans le Loir-et-Cher. Ils ont complété avec des sauvignons de Bergerac et de Limoux. Dès lors, leur cuvée ne pouvait plus prétendre à l'appellation. « Nous avons immédiatement informé nos clients de la situation », insiste la jeune femme.
Trinq'âmes 2016 sera mis en vente dans quelques mois. Bien que ce soit un vin de France et non plus un touraine, il conserve la même étiquette et le même tarif : 9,90 €. « Pour l'instant, nous avons de bons retours de nos clients fidèles, souligne Coralie Delecheneau. En revanche, ce sera plus difficile de développer de nouveaux marchés avec un vin de France. »
Boris Desbourdes, du domaine de la Marinière (15 ha), à Panzoult, en Indre-et-Loire, a choisi une autre option. « Après le gel, nous n'avons produit qu'une demi-récolte en 2016 », explique-t-il. Pour autant, il n'a pas voulu acheter de raisin car cela ne correspond pas à l'idée qu'il se fait du vigneron indépendant. Mais il a voulu prévenir sa clientèle qu'il n'aurait pas autant de vin que d'habitude. C'est ainsi qu'il a créé la cuvée « Il n'y en aura pas pour tout le monde », assemblage de 70 % de 2015 et 30 % de 2016.
« C'est notre premier chinon sans millésime, dit-il. Cela permet d'engager la conversation avec les clients poussés par la curiosité. » Il en a produit 2 328 bouteilles habillées de vert anis et bouchées avec un cachet de cire de la même couleur. Son prix : 13 €. Les particuliers repartent avec une histoire à raconter à leurs convives. Une caviste de Lyon et son importateur ont passé commande pour le soutenir. Boris Desbourdes se dit qu'il y a une piste à creuser en lançant des cuvées spécifiques, issues d'un élevage ou d'une histoire particulière.
Le Point de vue de
FRÉDÉRIC PALACIOS, VIGNERON À ARZENS, DANS L'AUDE
« J'ai vendu une cuvée que je n'avais pas encore produite »
« Le 6 juillet 2014, les 5,5 ha que j'exploite en appellation Malepère ont entièrement été détruits par la grêle. Un ami m'a alors conseillé de créer une page Facebook que j'ai appelée « Solidarité avec Frédéric Palacios ». J'ai expliqué ma situation. J'ai fait un appel aux dons de 60 € pour l'achat d'un carton de six bouteilles d'une cuvée que je n'avais pas encore produite, mais dont j'avais choisi le nom : La Part de l'Orage. J'ai récolté 15 000 € qui m'ont permis d'acheter des raisins dans l'Aude. Parallèlement, une quinzaine de vignerons m'ont donné des raisins - entre 500 et 1 000 kg chacun. J'ai ainsi pu produire 90 hl en vin de France rouge. La Part de l'Orage, c'est le titre d'un livre de Grégory Nicolas sur le vin. L'éditeur m'a autorisé à l'utiliser et a même relayé ma démarche sur les réseaux sociaux. L'illustrateur du livre m'a proposé de reprendre son dessin sur l'étiquette de mon vin. Les bouteilles qui n'avaient pas été vendues dans le cadre de l'appel aux dons sont parties très vite. Je me suis aussi fait de nouveaux clients particuliers. »